Ces deux mois-ci, à naviguer entre boulot et choco, j’ai lu:

Le tour d’écrou de Henry James
Première fois que je me frotte à cet auteur. J’ai rarement lu un récit aussi dense proportionnellement à sa taille (relativement court). Dur de t’expliquer sans tout dévoiler. Imagine un manoir anglais (dans les livres, un manoir c’est forcément anglais, tu en conviendras) avec ses habitants classiques: deux enfants orphelins, une gouvernante qui les aime plus que tout, des serviteurs sur lesquels on ne s’attarde guère, une institutrice fraîchement débarquée et un majordome dépravé ayant fait tomber dans le vice l’institutrice précédente. C’est là que les choses se corsent: parce que le majordome et l’ancienne institutrice sont morts et enterrés, mais que les enfants continuent à les voir et à subir leur influence maléfique. La nouvelle préceptrice étant elle aussi capable de « voir ce qui n’est pas », elle tentera tout pour sauver les enfants. Présenté comme ça, tu t’imagines sûrement un récit haletant, à lire dans le noir pour plus de frissons. Sauf qu’à part la tête des deux enfants aux joues rougeaudes et au regard pas franc de la couverture, il n’y a rien de flippant chez Henry James. Lui ne prend cette histoire de fantôme que comme prétexte pour travailler son récit (et le rendre assez exigeant, je ne le nie pas): il joue sur les distances en en disant le moins possible sur ses personnages, en parlant à travers la bouche d’un quasi inconnu (le narrateur avoue qu’il rapporte lui-même un témoignage qui n’est pas de première main), et surtout en laissant toujours flotter le doute sur la certitude des faits. Histoire avérée de revenants ou affabulation d’une personne dérangée? A toi de te faire ton opinion.

Robinson Crusoé de Daniel Defoe
Robinson Crusoé, c’est l’histoire de … non, je rigole je ne vais pas te faire l’affront de t’expliquer l’île déserte, le mec avec la grosse barbe, tout ça. Je vais plutôt te dire que Robinson Crusoé, c’est l’histoire d’un gars chanceux comme pas deux, débrouillard comme trois et qui a le don de toujours prendre les mauvaises décisions (ne lui demande pas de te sortir les numéros du loto. Tu vas perdre). Chanceux d’avoir une petite vie bien tranquille en Angleterre, il se débrouille pour partir sur mer et monte sur le bateau qui va se faire accoster par des pirates. Chanceux d’échapper à la tuerie qui s’ensuit, il se débrouille pour s’échapper de son esclavage forcé et atterrit au Brésil où, avec son flair, il monte une entreprise florissante. Jusqu’à ce qu’il ait la mauvaise idée de se rembarquer pour l’Afrique afin d’aller chercher des esclaves pour sa plantation. De là, tempête, naufrage, tout ce qu’il faut pour rassurer un phobique du voyage en mer. Si l’ensemble n’est pas déplaisant, doublé de la satisfaction de découvrir une histoire que tout le monde connait sans jamais l’avoir lue, j’ai trouvé le style longuet. Parce que la description de la taille de piquets de bois ou la contenance d’un panier tressé (en pouces, en onces et en tout ce que tu veux que je ne me représente pas, avec ma caboche élevée au mètre et au kilogramme), sur 360 pages ça fait long. Mais ça fait aussi partie du jeu, quand tu lis le témoignage d’un homme qui n’a eu que ça à penser pendant 28 ans. A travers le personnage principal qui s’ouvre à la religion et vit son isolement comme une rédemption, j’ai aussi découvert le côté fort prosélyte de l’ouvrage, ce qui m’a laissée tiède. Bref, cette lecture aura été une expérience, je peux à présent me vanter de faire partie des élus à avoir lu l’œuvre, mais l’enthousiasme s’arrête là.

L’ami commun de Charles Dickens
J’ai fait une bourde. Charles et moi on a un rituel: on se donne rendez-vous tous les ans en été, les grosses briques qu’il a écrites me tenant compagnie pendant mes semaines de vacances. Je n’aurais pas dû changer les habitudes. Combiner le quotidien et la poursuite de 1200 pages d’intrigues et de personnages tortueux fut laborieux (et c’est regrettable parce que ce roman est devenu officiellement l’un de mes préférés de l’auteur!). Charles requiert en effet une attention pleine et entière, au point que résumer la trame d’un de ses livres, c’est un peu comme expliquer les couleurs à un aveugle… Mais pour toi, je vais essayer. Mettons que tout tourne autour… d’un cadavre repêché dans la Tamise (ça t’installe l’ambiance dès le premier chapitre). Ce cadavre, il chamboule bien des plans: ceux du père riche et acariâtre dont l’héritage échoit au final à un bon bougre et sa femme, le genre cœur sur la main influençable, ceux d’une jeune femme qui se retrouve veuve avant même d’avoir croisé son mari, ceux d’une jeune fille bien belle bien humble qui espère le meilleur pour son jeune frère tout en fuyant ses prétendants, et ceux de bien d’autres encore (Dickens et les rebondissements en cascade). Le tout au milieu d’une galerie de personnages bigarrés allant d’un vieux juif dont les apparences sont trompeuses au père de famille sympatoche en passant par un unijambiste et une boiteuse, un avocat sans client, un secrétaire un peu trop zélé pour ne pas cacher quelque chose, un couple de nouveaux riches, des escrocs patentés, etc. Tu connais Dickens: à défaut d’une intrigue en ligne droite, on a plutôt ce qui ressemble à un tas de cheveux sortis du siphon d’un lavabo (ne me remercie pas pour cette métaphore pleine de poésie), où tous se croisent et s’entrecroisent. On accroche ou pas, parce que justement il faut s’accrocher pour suivre le rôle de chacun, mais Dickens et moi c’est une histoire d’amour qui dure. J’adore ses gros pavés savoureux qui écorchent la société de l’époque (la fortune qui attire les vautours de cette histoire est issue de la gestion des décharges. Le message est clair), les descriptions « à la Dickens » de ses contemporains (regarde-moi droit dans l’écran et ose me dire que tu n’as pas envie de savoir ce qu’il a à dire sur quelqu’un qui « portait des souliers épais, et des guêtres de cuir épaisses, et des gants épais comme des gants de jardinier. Tant par son vêtement que par sa personne, il était construit à recouvrement comme un rhinocéros, avec des plis aux joues, et au front, et aux paupières, et aux lèvres, et aux oreilles » ou sur une mère qui embrasse sa fille « comme si on lui avait offert une huître »), cette atmosphère d’un Londres où il fait toujours froid et nuit (rien qu’à lire les descriptions de la brume sur la Tamise, on est à deux doigts de l’angine de poitrine) et surtout ses conclusions toujours très satisfaisantes où tout rentre dans l’ordre, qui sonnent comme une récompense au lecteur après avoir subi 1000 pages de malheurs, de misères et d’injustice.

Dix âmes, pas plus de Ragnar Jonasson
« Un super roman policier », qu’ils disaient. Super roman, sans aucun doute. Policier, ça reste à voir. Juge par toi-même: on suit Una, enseignante un peu paumée, un peu alcoolique, un peu sans famille et sans amis, qui décide de partir pour un an enseigner à deux petites filles du hameau de 10 personnes le plus isolé d’Islande. Au moins ça lui fait une raison de se sentir seule au monde, mais passons. Arrivée dans son nouveau lieu de vie, outre l’accueil plutôt tiède en cet hiver glacial, Una se met à faire des cauchemars et à se convaincre que le fantôme d’une fillette vient perturber ses nuits… jusqu’à ce que les habitants lui confirment que sa maison est hantée par une petite fille décédée prématurément sous ce même toit cinquante ans auparavant. Entre des leçons dispensées, des tensions avec les habitants et un achat de vin rouge à la coop du coin, les bribes d’un autre récit viennent s’insérer: celui d’une jeune femme condamnée à tort pour meurtre et qui croupit depuis en prison. Là-dessus, à mi-bouquin, voilà une des deux élèves qui meurt d’un coup. On ne sait pas de quoi, mais les habitants mettent ça sur le compte du pas de bol et passent à autre chose. Alors je te promets: ce livre est bien, arrivé au bout il fait sens, mais je cherche encore l’enquête, surtout dans un hameau où on te rabâche que « ici, pas de policier, on fait les choses à notre façon ».

Une maison de poupée de Henrik Ibsen
Mention honorable. Et décrocher un « honorable » de la part de quelqu’un qui va toujours vers le théâtre à reculons (pourquoi en lis-tu, alors, sans même un prof de français pour te forcer? me demanderas-tu. Ce à quoi je te répondrai: je n’en sais rien), et bien justement, c’est honorable. La poupée dans la maison, c’est Nora, épouse et mère infantilisée, à qui on dit comment s’habiller, à qui on interdit les macarons parce que ça fait bobo les dents, à qui en somme on permet juste de jouer à cache-cache avec ses enfants. Sauf qu’une poupée, c’est un objet sans envie ni désir propre (« Qui te demande si tu veux? Ne suis-je pas ton mari? » Tant de respect et d’amour dans cette unique phrase…) et que Nora veut aussi montrer qu’elle est une personne, qu’elle sait faire les choses, qu’elle a même su sauver la vie de son mari en faisant tout pour le soigner. Tout. Y compris contracter des dettes en secret. La rébellion bouillonne en elle, elle s’affirme et dans le même temps pâtit de l’ignorance dans laquelle on l’a toujours maintenue. Et tout part en cacahuète. Tu l’as compris: la pièce revêt une forte aura féministe, mais plus que le féminisme, je trouve que c’est l’individualisme qui est mis en avant ici. Ibsen réussit le tour de force d’un propos ayant de la profondeur dans une pièce ma foi relativement courte. Une très belle surprise en ce qui me concerne.

Le barbier de Séville de Beaumarchais
Je ne me reconnais plus: après Une maison de poupée d’Ibsen, dont j’étais ressortie en me disant que finalement le théâtre c’est pas si pire, c’est avec le sourire que je clos ma lecture du Barbier de Séville! Molière se serait-il penché au-dessus de mon lit? Toujours est-il que cette histoire de barbier aidant un galant jeune homme fou amoureux d’une femme promise à un vieux jaloux (et dont on ne sait s’ils portent la barbe ou non, vous noterez) était savoureuse! Apprécier une œuvre de théâtre, visiblement je sais faire. En parler comme un érudit est une autre paire de manches. Je laisse donc les spécialistes décortiquer l’œuvre et quant à moi, je résumerais par: si tu aimes le théâtre sans ambitionner une thèse sur le sujet et que tu veux passer un bon moment en compagnie d’un classique du genre, lis le Barbier de Séville, tu ne seras pas déçu.

La ferme des animaux de George Orwell
J’ai retrouvé mon exemplaire après une jachère de 25 ans. Acheté au collège parce que tout le monde en faisait tout un foin (foin-ferme-animaux…), abandonné au quart (j’étais trop jeune, ces animaux anthropomorphes doués de parole ne me parlaient pas, à moi) et gisant sous 18cm de poussière dans un carton mal fermé. Je me suis senti comme un devoir de m’y remettre. J’ai donc découvert avec intérêt que dans le cochon, finalement tout n’est pas si bon. Et que la formule pour devenir un dictateur bien sous tout rapport est aussi facile à suivre qu’une recette de quiche aux lardons. Une belle rencontre avec ce George Orwell, donc, dont j’entends parler depuis…toujours. Justement, je ressors de cette lecture avec un peu d’amertume. Non pas à cause du monsieur ni des qualités indéniables de son livre et de son sujet toujours d’actualité (intemporel, ai-je envie de dire) narré simplement, mais avec justesse et une pointe d’humour. Mais parce que, comme bon nombre de grands classiques, La ferme des animaux pâtit de son succès: ce livre est si connu, si souvent cité, qu’au final je n’ai pas pu jouir de la découverte (tu le connais, ce frétillement à la limite de la jubilation, quand tu te plonges dans un roman dont tu attends avec impatience de voir ce qu’il a à t’offrir?). La ferme des animaux, je l’avais lu avant de l’avoir lu, et ça m’a gâché mon plaisir.

La femme d’un autre et le mari sous le lit de Fédor Dostoïevski
Ma seule expérience avec le monsieur étant ma lecture (fort appréciée) des Frères Karamazov, je peux te dire que le choc fut frontal quand j’ai découvert que Dostoïevski avait le sens de l’humour, car voilà un mari qui copine sans le savoir avec l’amant de sa femme tout en exerçant une surveillance constante sur cette dernière, quitte à se mettre dans des situations rocambolesques, pour ne pas dire ridicules. Lecture sympa, mais de Dostoïevski j’attends plus de profondeur.

Les mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe [abandonné]
Gothique. Très gothique. Du pur gothique. Une jeune héroïne innocente marquée du fameux « double M » (Misère et Malheur) qui s’exprime par soupirs et évanouissements. Un jeune homme bien sous tous rapports, beau comme un dieu, fort épris, mais désargenté. Des parents décédés en vrac. Des amours contrariées. Une vilaine tata mauvaise fée. Un gars louche sous son vernis aristocratique. Un assassin, pour faire bien. Et bien sûr: LE château. Sinistre. Isolé. Plein d’esprits (ou de courants d’air, selon si tu es superstitieux ou pas). J’ai fini par abandonner à la moitié (sachant qu’il y a 4 volumes, mon effort est méritoire): trop de longueurs, trop de répliques commençant par « ô » (il est vrai que le gothique aime la lamentation), pas assez d’empathie pour l’héroïne à qui il arrive un malheur toutes les trois pages. On se surprend à parier avec soi-même sur la suite des événements (et si tu es familier du genre, tu auras toujours tout bon. Ca booste l’ego, mais ça perd en intérêt de lecture). Peut-être m’y remettrai-je un jour, peut-être pas.
That’s all Folks!